Julien Burri
Interview.
Le philosophe français Michel Serres, 84 ans, signe son soixantième livre, «Le gaucher boiteux», une magnifique leçon de création.
Pour réussir, il faut boiter et penser de travers.Anachronique et contemporain.Chez Michel Serres, ces deux caractéristiques s’enrichissent l’une l’autre. L’académicien ne pourrait plus vivre sans son smartphone, mais son écriture rappelle en écho celles de Gaston Bachelard ou de Jules Michelet.Des penseurs de traverse du XIXe et du XXe siècle, à la fois scientifiques et poètes. Une école française, unique au monde. Michel Serres englobe sciences et arts, histoire et technologies, avec un esprit de synthèse devenu aujourd’hui trop rare.La rue Jules Michelet, justement, mène jusqu’à sa porte. Nous sommes à Vincennes, près de Paris, dans une maison remplie de livres, avec un jardin foisonnant. «Ah oui, les livres, il y en a partout», soupire le maître des lieux, yeux gris rieurs, sourcils blancs luxuriants.Il a une heure à nous accorder, avant un rendez-vous sur Skype. «Merci d’être venu de Lausanne… La vue sur les Alpes savoyardes qu’offre votre ville est le plus beau paysage que je connaisse. Il n’y a peut-être qu’à Vancouver que j’en ai vu de si beau…»Vous vous décrivez physiquement et intellectuellement comme un «gaucher boiteux»…
Créer, selon vous, impose de ne pas aller droit?La route qui mène à Genève va toujours à Genève! Si vous la suivez, vous n’inventerez rien. Le but de votre voyage sera le projet de votre voyage. Un vrai voyage, c’est celui qui enseigne autre chose que ce qui était prévu. Il faut bifurquer, pour créer et découvrir. Pensez à Christophe Colomb.Si vous interrogez les découvreurs sur la manière dont ils ont procédé, la plupart du temps ils ont découvert ce qu’ils ne cherchaient pas. La recherche scientifique, aujourd’hui, est très orientée. Ce n’est pas ainsi qu’on invente. La véritable découverte est imprévue.C’est pour cela que vous aimez la foudre, qui zigzague. Vous y revenez souvent dans votre texte. Mais la foudre peut aussi tuer…
Vous n’avez jamais eu le coup de foudre pour une personne? (Sourire.) C’est de cela qu’il s’agit! L’invention tombe, on ne sait pas d’où elle va venir, ni quand. Elle a quelque chose d’aveuglant. Vous savez, une réelle invention ne se voit jamais. On met longtemps à la reconnaître.Prenez Newton, qui découvrit l’attraction universelle. Toutes les académies des sciences ont refusé cette découverte pendant cent cinquante ans. Cette nouveauté était si forte que personne ne l’a vue. Quant aux orages, j’en ai vécu de très sérieux, j’ai même été porté disparu six jours en mer, lorsque je naviguais dans la Marine nationale.Gouverner, cela veut dire cela: manœuvrer le safran du gouvernail. Faire des zigzags. Penser, c’est bifurquer.
La première chose qui marque, en vous lisant, c’est le style. Vous êtes autant écrivain que philosophe?Il n’y a pas beaucoup de frontière entre la philosophie et la littérature, en langue française. C’est pratiquement unique dans l’histoire. Sauf chez Platon. Nous sommes les héritiers de Diderot, Voltaire, Bergson, qui tous avaient le souci de la forme. Mais j’essaie aussi d’oublier la technicité abrupte pour me couler dans la langue courante.Les idées sont là, au second plan. Mais, au premier, il faut que ce soit souriant, accueillant. La technique est là. Seulement, on ne la fait pas voir…